Mauritanie : Interview de la députée Kadiata Malick Diallo à Kassataya

« Ce regain de la délinquance pourrait être lié en partie aux conséquences de la covid-19 qui a frappé essentiellement les acteurs de l’informel, c’est-à-dire les populations les plus vulnérables »

L’actualité nationale est dominée cette semaine par le double crime à Toujounine qui fait monter d’un cran la criminalité à Nouakchott. Les réactions de la société civile, des leaders d’opinion, de l’opposition et des chefs religieux vont dans le sens d’interpeller le gouvernement à mettre en place un plan sécuritaire efficace.Kadiata Malick Diallo s’est confiée à Kassataya pour livrer sa réflexion sur la politique sécuritaire du gouvernement. L’occasion pour la députée de parler de la politique agricole décriée par les réseaux sociaux et du dialogue politique en panne.

« la politique du gouvernement en matière de sécurisation des citoyens est loin de convaincre l’opinion publique »

Kassata : Quelles appréciations faites-vous sur la recrudescence de la criminalité en Mauritanie. Votre regard sur la politique de sécurisation du gouvernement? 

Kadiata Malick Diallo : Notre pays connaît des problèmes d’insécurité depuis plusieurs années maintenant. Ces problèmes sont liés au développement de la délinquance en particulier chez les jeunes. Le plus inquiétant aujourd’hui c’est surtout les nouvelles formes qui se développent. Des groupes de jeunes qui sillonnent les rues et s’en prennent à tous ceux qu’ils trouvent (phénomènes relatés aux mois d’avril et mai 2021), intrusions avec fracas dans des domiciles réveillant les dormeurs dans les maisons, commettant des actes de viols de la manière la plus abjecte (famille de Toujounine la nuit du 16 au 17 juin 2021), agressions par armes blanches de passants jusqu’à ce que mort s’en suive ( cas du professeur d’université Mohamed Salem Ould Tah), multiplicité des cas de viols, de meurtres commis par de jeunes adolescents, de moins jeunes sur leurs amis et/ou proches pour des banalités etc..

À l’intérieur, surtout dans les zones agro-pastorales, on assiste de plus en plus au vol à mains armées de bétails.

Ce regain de la délinquance pourrait être en partie lié aussi aux conséquences de la pandémie du covid-19 qui a frappé principalement les acteurs du secteur informel c’est à dire les populations les plus vulnérables et qui prouvent que les interventions de l’état n’ont pas été à la hauteur de la demande.

Face à cette situation, les pouvoirs publics semblent être embarrassés. D’un côté, au moment où toute l’opinion est secouée par des actes quasi-quotidiens d’agression, le Ministre de l’intérieur, comme pour minimiser les problèmes, déclare qu’il y a une baisse de la criminalité depuis 2020; de l’autre, il annonce une stratégie, qu’il présente comme forte, pour faire face à la nouvelle situation. Au- delà des annonces, on peut dire que la politique du gouvernement en matière de sécurisation des citoyens est loin de convaincre, surtout avec ce qu’on a vécu ces derniers jours. Le plus grave, c’est la non fonctionnalité des numéros de secours des différents corps de sécurité annoncés, c’est du moins ce que déplorent les victimes. Maintenant, il est évident que pour faire face à cette insécurité, il faut s’attaquer à ses causes profondes. D’abord la situation socio-économique:paupérisation des larges couches de la société alors qu’il y a une couche de privilégiés qui pour la plupart tirent leurs fortunes de la corruption , des malversations et de la gabegie, les déperditions scolaires, le sous-emploi et le chômage endémique des jeunes, la prolifération de la drogue etc. Ensuite l’absence de l’état de droits avec des lacunes au niveau des textes de loi (blocage du projet de loi sur les violences faites aux femmes et aux filles par exemple), manque de rigueur dans l’application des lois ou des décisions de justice et inégalités des citoyens devant la loi etc. Enfin la défaillance des forces de sécurité:ceux qui occupent les échelons inférieurs sont dans des conditions misérables et sont plus promptes à racketter les citoyens plutôt que de les protéger, alors que ceux qui sont aux échelons supérieurs profitent du système de corruption répandu. C’est dire que les injustices qui existent au niveau de la société sont aussi vécues au niveau des forces de sécurité.

 

Kassatya : Que pensez-vous de la politique agricole du gouvernement qui suscite des polémiques sur l’accaparement des terres agricoles de la vallée?

KMD : Pour moi la politique agricole doit avoir pour objectif l’autosuffisance alimentaire et doit se fonder sur les populations elles -mêmes.  Il suffit d’appuyer ses populations pour qu’elles mettent elles-mêmes en valeur leurs terres. Je ne suis pas contre l’agrobusiness mais il doit être encadré et surtout ne pas se faire au détriment des populations par leur expropriation et transformation en ouvriers agricoles. Ceux qui viennent faire de l’agro business devraient par exemple en contrepartie de l’usage d’une partie des terres, appuyer les paysans à mettre en valeurs leurs terres grâce à l’accès à des moyens de production modernes pour qu’ils puissent les mettre à profit pour eux-mêmes et pour l’autosuffisance alimentaire du pays. Le profit capitaliste qui peut être tiré de l’exploitation d’une partie des terres ne peut se faire sur la base de l’expropriation sous prétexte que les paysans ne mettent pas en valeur les terres. Depuis des siècles ils mettent en valeur leurs terres. La non mise en valeur résultant de longues années de sécheresses, de l’exode rural et autres ne peut être comptabilisée contre les populations pour les exproprier en faveur d’un autre système d’exploitation qui malgré le plus qu’il va apporter en modernisation et en investissements a pour finalité première le profit capitaliste. En un mot, la modernisation et l’implication d’investisseurs doit être recherchée,mais dans le cadre de la cohabitation de deux systèmes grâce à l’appui aux paysans et le bannissement de toute expropriation.

Compte tenu de l’expérience négative de la mise en œuvre de la loi foncière de 1983, toute nouvelle réforme ou autres mesures à prendre doivent éviter la bureaucratie, associer pleinement les populations concernées, communiquer et expliquer clairement par les membres du gouvernement afin d’éviter les mauvaises interprétations ou les spéculations.

Kassataya : Depuis son élection, le président Ould Ghazouani laisse entendre un dialogue politique avec les représentants des partis..Près de deux ans après, cette volonté politique semble marquer le pas.Que doit faire l’opposition démocratique?

 

KMD : La question mérite surtout d’être posée à ceux qui semblaient avoir trouvé des assurances pour l’entame du dialogue et qui en avaient fixé les échéances. À ma connaissance, le Président ne s’est jamais exprimé clairement à ce sujet. Il semblait même, avec les membres de son gouvernement, ne pas être convaincu de la nécessité d’un dialogue tel que le suggère l’opposition et préférait parler plutôt de concertations. 

L’opposition, au lieu d’apparaître comme quémandeuse de dialogue, doit d’abord sortir de sa torpeur, s’organiser et orienter les luttes des populations pour l’amélioration de leurs conditions de vie qui ne cessent de se dégrader, pour leur sécurité qui est de plus en plus menacée et contre les discriminations qui frappent beaucoup d’entre-elles. C’est ainsi seulement qu’elle pourrait constituer une force de pression et avoir plus de chance de contraindre le pouvoir au dialogue ou être une alternative pour un réel changement.

Propos recueillis par Kane Chérif, journaliste à Rouen

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