«LE VOL DU BOLI FAIT ENTRER L’AFRIQUE AU COEUR DE PARIS» POUR LE METTEUR EN SCÈNE ABDERRAHMANE SISSAKO

Avec son film Timbuktu, pour lequel il avait récolté plusieurs Césars en 2015, il avait abordé la radicalisation islamiste du point de vue de l’Afrique de l’Ouest. Cette fois, après avoir accepté l’invitation du leader de Gorillaz Damon Albarn, Abderrahmane Sissako a co-écrit et met en scène l’opéra «Le Vol du Boli», au Théâtre du Châtelet. Un projet qui mêle les nationalités et les influences, et qui rend hommage au mythique empire Mandingue, en traitant de périodes douloureuses de l’histoire commune entre l’Afrique et l’Europe.

Un véritable exercice d’équilibriste, à l’heure ou l’héritage des anciens empires coloniaux, principalement britanniques et français, se résume surtout à la spoliation, l’immigration, ou encore la colonisation. Portée par une cinquantaine de danseurs et de chanteurs sur scène – et notamment  le congolais Jupiter Bokondji et la chanteuse malienne Fatoumata Diawara – cette fresque musicale à nulle autre pareil est le rendez-vous incontournable de cette automne culturel à Paris, du 7 au 9 octobre. Un projet que le réalisateur Abderrahmane Sissako explore avec nous. 

Comment ce projet atypique a été imaginé et monté entre Damon Albarn et vous ?

J’ai été contacté sur une proposition de Damon, à qui le Châtelet avait proposé de faire un opéra (son troisième pour le théâtre parisien, Ndlr). Il est passionné de musique africaine, et notamment celle du Mali, ou il se rend souvent depuis plusieurs années. Il avait l’idée de faire un opéra sur l’empire Mandingue, précisément sur l’épopée Mandingue, dont nous avons des écrits. La rencontre s’est faite par l’intermédiaire de Ruth McKenzie (l’ancienne directrice du Châtelet, remerciée en août dernier, Ndlr). J’y suis allé en me disant pourquoi pas un opéra ? Mais aussi, pour quelqu’un comme moi qui n’en a jamais fait, quelle est la marge de manoeuvre ? Je souhaitais que le récit de cet opéra se déroule sur le sol africain, que cette opportunité que m’offrait le Châtelet fasse entrer l’Afrique dans ce théâtre au coeur de Paris, comme l’Afrique peut l’être, de différentes façons.

[© Hélène Pambrun]

Quel était votre souhait dans le contenu du récit?

Pour moi, le propos devait être politique, engagé. Faire un opéra qui résonne sur le présent, tout en gardant l’idée de Damon de parler de l’empire Mandingue. Cela permet d’instaurer l’approche d’un passé que personne n’a vécu. Mais on peut imaginer que tout empire, dans l’imaginaire de celui qui vient de là, est force et beauté. Il y avait une identité, une quête de quelque chose, avant que la rencontre avec l’Europe ne se fasse, et de manière aussi violente. Il y a donc une introduction sur la royauté, presque mythique, de cette époque, puis on bascule dans la grande fresque de l’Histoire, avec la colonisation, l’esclavage, jusqu’à aujourd’hui.

Quelles références avez-vous partagé ensemble ?

Je voulais aller plus loin que l’histoire de l’empire Mandingue, pour ne pas risquer de reproduire ce qui avait été fait avec l’Opéra du Sahel, jouée pour la première fois en 2007. Le risque était de magnifier le passé et d’être dans une forme de nostalgie. Une fois à Bamako avec Damon pour des repérages, nous avons pu affiner cette histoire, se connaitre un peu. Il m’a vraiment laissé une grande liberté pour l’écriture du livret, que nous avons réalisé avec Charles Castella. Et rapidement, au fil des discussions, le prétexte du «Vol du Boli» s’est imposé. Le but n’était pas d’expliquer tous les aspects liturgiques et religieux du Boli, le sens de cet objet sacré, source de pouvoir dans l’Afrique subsaharienne. L’idée était d’en faire un symbole pour raconter une histoire plus vaste. Nous sommes donc partis de l’acte réel, en 1931, du vol du Boli par l’ethnologue Michel Leiris, de l’appropriation d’une partie de l’identité de l’autre de façon symbolique, dont Leiris a magnifiquement parlé dans son classique L’Afrique fantôme. Dans cette partie de l’histoire, plutôt récente, quand on se plonge dans les écrits de Leiris, on voit son regret, son dégoût de participer à cette politique d’appropriation culturelle et matérielle des pays colonisés. Cela permet de ne pas avoir un regard de radicalité. Je ne pense pas qu’il y ait eu une époque ou il n’y avait que des salauds qui ont commis des atrocités. A toute époque, dans toute société, il y a eu des résistants, ceux qui comprenaient, qui se sont dressés contre, comme Michel Leiris. 

Damon Albarn et vous utilisez souvent cette idée qu’«il ne faut pas crier». Que cela signifie-t-il pour vous deux ?

En effet, je pense qu’il ne faut pas crier, quel que soit le traumatisme. On ne s’entend jamais quand on crie, surtout quand il faut exprimer les choses à travers l’art. Dans mon expression artistique, c’est primordial. Plus que la définition de l’art, c’est l’idée de chanter ses douleurs. S’il le faut, les corps doivent l’exprimer pour la danse, et les voix peuvent chuchoter pour mieux être entendue. Qu’on accepte le propos ou pas est autre chose. Le but de toute expression artistique est d’être entendu. Pour être perçu par l’autre, il faut une démarche. 

Pourquoi avoir voulu traiter de la Grande Histoire, sur plusieurs siècles ?

Ca n’est pas chronologique. L’esclavage par exemple, est antérieur à la colonisation. Il ne fallait pas aller dans ce sens. Comment faire exister des moments de cette histoire, commune entre Europe et Afrique, de façon harmonieuse, et ôtée d’une intention pédagogique ou informative ? La conscience de ce qu’il s’est passé dans l’histoire est une obligation. C’est la seule façon d’harmoniser le présent et de consruire ensemble. Et si construire ensemble peut parfois paraitre illusoire, le monde cessera d’être si ce n’est pas un but à atteindre pour nos sociétés. Ce sont des combats de valeurs, humanistes. Si je protège un arbre en Mauritanie, je ne sers pas que la Mauritanie. Si on prend la question de l’environnement, qui est désormais incontournable, c’est la Terre qu’il faut protéger, pas seulement un pays.

Pour cette première mise en scène, comment êtes-vous entré dans ce rôle? 

Je me suis intéressé, même théoriquement, à ce qu’est la scène, le théâtre. J’ai eu la chance d’être très bien accompagné, avec une absence totale de peur. Il ne faut jamais être habité par la peur, qui détruit plus qu’autre chose. Je n’étais pas seul, et je pouvais compter sur l’expérience des autres. C’est finalement un peu pareil quand on commence le cinéma, ou de nombreux métiers collaborent. Ces créations artistiques sont toujours des objets fragiles, et ils doivent le rester. C’est normal d’être habité par un doute permanent, mais ça n’est pas un doute frustrant. J’ai finalement fait cet opéra de la même façon que je fais mes films. La vraie définition de l’artiste c’est cela : celui qui est capable de douter, avec le besoin de faire exister un propos. Je n’aurais pas fait Carmen ou un autre opéra déjà existant, je n’en ai pas la prétention, mais par contre je peux faire quelque chose dont le propos m’habite, comme ici l’Afrique. 

La distribution, éclectique, est un véritable patchworks de nationalités. 

Je n’ai pas compté, mais c’était important d’avoir des points de vue différents. La chorégraphe Mamela Nyamza, sud-africaine, est un choix important, pas dans le sens d’une géographie, mais pour son énergie, son expérience venues d’ailleurs, qui n’est pas celle que je connais. C’est quelqu’un qui vient aussi d’un pays de combat. Mais de ce côté, c’est surtout Damian qui a composé, construit et fait appel à sa «bande» du Congo ou du Mali. Jupiter Bokondji par exemple, est une voix forte du Congo, politique et engagée. Ce que nous faisons dans Le Vol du Boli, il l’a déjà fait de son côté dans son pays. Des Anglais, Français,…Dans le monde de l’art, la vraie identité est d’effacer les frontières, essayer de jouer une partition ensemble, chacun avec sa sensibilité.

Le sujet de l’opéra, qui traite aussi de l’appropriation d’un bien culturel par un pays etranger, a une résonnance particulière en ce moment, avec le procès à Paris de l’activiste congolais Mwazulu Diyabanza qui, en juin dernier, avait tenté de dérober un poteau funéraire tchadien au musée du Quai-Branly, sous forme d’un happening. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Je ne pense pas que ce soit un vol ! Il a été commis en plein jour, à la vue de tous, et ce détail est important. C’est un acte politique, un peu comme le font les Femens. On est d’accord ou pas, mais c’est comme ça. Je soutiens cette action, si l’acte n’est pas de détériorer l’objet. Ces objets se sont retrouvés de manière frauduleuse dans ce musée, sans procès. Donc on peut réflechir sur la notion de responsabilité. Mais comme il y a une réelle intention de retour de ces objets, je pense vraiment qui’l faut inventer autre chose aujourd’hui, promouvoir l’idée que ces biens peuvent se partager. Désormais, tout peut l’être, ces biens doivent voyager, circuler…Il ne s’agit pas de les prendre quelque part et de les confisquer ailleurs. Il faut trouver, ensemble, une façon de le faire, avec l’appui des nouvelles technologies. Ramener coûte que coûte ces objets n’est pas forcément nécessaire.  

Savez-vous si cet opéra pourra être joué ailleurs ?

C’est comme au cinéma. Quand le film est terminé, ce sont les autres qui se l’approprie ou pas. Il faut que le spectacle intéresse le public, les programmateurs…C’est un autre métier. J’ai sorti quelque chose, et bien sûr je souhaite qu’il voyage, aussi en Afrique. Je souhaite que d’autres se l’approprient.

Pour parler de vos autres projets, vous aviez prévu le tournage de votre film La Colline parfumée en Chine. La pandémie l’a-t-il remis à plus tard ?

C’est en effet repoussé. Comme je tournais en Chine, à Guangzhou, le Covid est arrivé, notamment lorsque nous attendions la réponse de la censure chinoise, par rapport au scénario. Nous subissions quelque chose de l’ordre de la censure. J’ai privilégié cet opéra, dans lequel je devais mettre toute mon énergie.

Le Vol du Boli, du 7 au 9 octobre, Théâtre du Châtelet, Paris 1er.

Par Xavier Fornerod

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