Langues africaines : seule issue pour un développement scientifique et technique abouti en Afrique

Chers amis co-panélistes,

Eminent auditoire,

Permettez-moi de commencer par exprimer toute ma gratitude aux organisateurs de cette rencontre, en particulier au Ministre, Adama Samassékou. Bamako est un endroit magnifique et est d’une hospitalité exceptionnelle. Dans un panel de ce titre (langues africaines à l’ère du numérique), j’ai choisi de parler plutôt des sciences pour lesquelles le numérique n’est  qu’un reflet, je vais parler des langues africaines et également, je vais défendre la technicité que j’ai vue quelque peu attaquée par ce que je prendrais pour de gentilles boutades proférées à l’égard de celle-ci depuis la journée d’hier. Mais avant tout, je tiens à souligner que les humanités auxquelles nous aspirons ne pourront réussir que quand nous convoquerons aussi les sciences exactes. La preuve est donnée par la coupure du micro de tout à l’heure (référence anecdotique).

La science, la technicité :   On disait dans l’introduction que la révolution numérique n’est qu’un reflet des sciences dans lesquelles de grandes et véritables révolutions ont été accomplies, des révolutions qui ont changé l’humanité. Les contributions d’Alan Turing lors de la deuxième guerre mondiale ont permis de décoder  les codes nazis, et ont ainsi écourté la guerre d’environ deux ans. C’est énormément de vies sauvées, et un chaos limité.

La découverte des atomes par Jean Perrin, la relativité d’Albert Einstein, la théorie  analytique de la chaleur de Joseph Fourier, le calcul différentiel de Newton et Leibniz… Galilée et tant d’autres ont fait une révolution scientifique. La révolution scientifique est aussi arabe, grecque, indienne, chinoise, égyptienne antique… Mais elle a été, avant tout, africaine ; car il y a 20000 ans, au niveau de l’actuelle RDC, des mathématiciens africains ont gravé sur des os les règles  de l’arithmétique élémentaire. Reprenez cette histoire dans l’ordre et vous verrez une contribution de tous les peuples du monde à cette révolution dite numérique.

Je voudrais tout simplement souligner au passage que l’Afrique d’aujourd’hui a besoin de technicité, car la situation actuelle du monde est celle des grandes puissances mises en rapport avec des non- puissances, d’un côté des technologies atomiques et de l’autre le néant. Force est de constater qu’un équilibre ne pourrait y être établi. Donc, de grâce, allons développer la science qui nous permettra de mettre en place des dispositifs comparables et ça ne sera qu’après, qu’on fera comme les autres, et on dira que tout cela est mal, mais au moins nous serons déjà à l’abri de tout retour des vieilles habitudes humaines que l’on connait bien.

La science, la langue : Pour faire simple et veuillez excuser les imperfections, disons que les sciences ne cherchent qu’à décrire et enregistrer ce que l’on appellera ici « l’information ». Elles servent aussi à transformer cette dernière, la faire circuler,… Là où la langue intervient c’est là où on a besoin de coder une certaine quantité d’information. Mais évidemment, l’information ne dépend aucunement de cette langue.

Pour s’en convaincre, imaginons une seule seconde que le Français et l’Anglais n’existaient pas; déjà certains ici vont commencer à se demander si les misérables de Victor Hugo et Jules César de Shakespeare auraient existé. Mais ce dont je suis sûr c’est que l’atome aurait gardé la même structure et que les planètes graviteraient de la même manière. Ce que je suis en train de dire c’est que toute science objective serait restée telle qu’elle. Alors je me demande pourquoi avoir autant du mal à se débarrasser de l’idée selon laquelle les sciences ne s’accèdent qu’à travers des langues étrangères, qui étouffent, par ailleurs, nos systèmes éducatifs.

Mais une preuve plus concrète que la science peut être dite et faite dans nos langues africaines est un livre que j’ai eu le plaisir d’écrire, une monographie de mathématiques supérieures en langue Pulaar/Fulfulde. Dans ce livre dont le titre est « Binndande hiisankooje », nous traitons des notions modernes telles que la mesure, la topologie, les probabilités modernes, la logique pour ne citer que celles-ci, mais nous présentons aussi, toujours en Pulaar/Fulfulde, des notions élémentaires de physique moderne.

La méthode que j’ai utilisée repose sur une caractéristique de nos langues : la classification nominale.

Beaucoup de langues africaines connaissent ce phénomène. En pulaar, on a entre 26 et 27 classificateurs, et la classe se construit souvent suivant les propriétés physiques ou géométriques de l’objet à désigner, ce qui constitue un avantage pour un apprentissage scientifique dans cette langue.

Un exemple que j’ai proposé l’année dernière (Mars 2016) à Dakar procède comme suit  : Mettons une corde et un melon dans une pièce qui ne va contenir que ces deux objets. Faisons appel à un enfant qui ne connaît aucun de ces objets mais qui sait parler Pulaar; que l’on envoie cet enfant chercher le melon en lui disant « Addoy dennde nde». Ce qui va se passer c’est que l’enfant reviendra avec le melon. Explication : en Pulaar « nde» qui est la classe de « dennde (melon) » décrit les rotondités comme la tête, la graine, l’œil etc. Et « ngol» la classe de « boggol (corde)» décrit les filiformes comme chemin, poil, fil etc… Donc la langue même suggérera à cet enfant l’objet concerné!

C’est cela la puissance de nos langues. Et cette puissance, reportée à des questions sérieuses d’apprentissage et de la recherche,  se laissera exploiter comme il faut et nous faire faire un grand saut dans l’acquisition et la digestion des sciences de toutes sortes. La vérité c’est que nos langues travaillent bien les sciences, et ce, de la plus belle des façons….

Le message : Avant de faire des recommandations à la commission et rendre la parole, je souhaiterais nous lire un passage des fondements économiques et culturels d’un état fédéral de l’Afrique noire de notre bien aimé Cheikh Anta Diop  qui s’exprimait sur des questions de cet ordre :

« Notre génération n’a pas de chance, si l’on peut dire, en ce sens qu’elle ne pourra pas éviter la tempête intellectuelle ; qu’elle le veuille ou non, elle sera amenée à prendre le taureau par les cornes, à débarrasser son esprit des recettes intellectuelles et des bribes de pensée, pour s’engager résolument dans la seule voie vraiment dialectique de la solution des problèmes que l’histoire lui impose. Cela suppose une activité de recherche, au sens le plus authentique, des esprits lucides et féconds, capables d’atteindre des solutions efficaces et d’en être conscients par eux-mêmes, sans la moindre tutelle intellectuelle. C’est la conjoncture de l’histoire qui oblige notre génération à résoudre dans une perspective heureuse l’ensemble des problèmes vitaux qui se posent à l’Afrique, en particulier le problème culturel. Si elle n’y arrive pas, elle apparaîtra dans l’histoire de notre peuple, comme la génération de démarcation qui n’aura pas été capable d’assurer la survie culturelle, nationale du continent africain  ; celle qui, par sa cécité politique et intellectuelle, aura commis la faute fatale à notre avenir national  : elle aura été la génération indigne par excellence, celle qui n’aura pas été à la hauteur des circonstances ».

On dirait que ces paroles décrivent la situation actuelle, la question est alors : voudrions-nous être la génération indigne par excellence ?

Recommandations :

1. Une politique continentale d’appui (en particulier financier) aux projets de développement des langues africaines à travers d’un financement accueillant et accompagnant des projets de productions scientifiques et littéraires dans ces langues, et aussi un soutien aux maisons d’éditions en langues africaines qui sont appelées à les diffuser.

2. La mise en place d’un certificat « d’aptitudes africaines » délivré à tous niveaux de diplômes à partir de master (BAC+5), et qui atteste que l’intéressé s’est acquitté de son devoir (national) africain d’avoir produit un document conséquent quant au développement intellectuel d’une langue africaine. Que ce certificat soit  requis pour tout recrutement dans les institutions gouvernementales africaines et dans toute promotion académique.

3. Multiplier les bourses doctorales pour booster la production scientifique et de scientifiques pour le continent.

Je vous remercie.

Mouhamadou Sy

Mathématicien Mauritanie- Université de Cergy-Pontoise, France

Revoir l’entretien de RMI  avec Mouhamadou Sy

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