- rmi-info
- 0 Comments
- 547 Views
Dans ce qui suit nous menons une réflexion sur la question des langues africaines dans son volet pragmatique. Nous nous intéressons, en effet, à la question de leur institution en tant que langues d’enseignement et d’administration, et notre réflexion se situe au niveau de la recherche d’une méthode qui puisse aboutir à une telle politique linguistique. Nous savons que les sociétés africaines d’aujourd’hui sont découplées de leurs langues, et que cela a occasionné des contradictions fondamentales dans les institutions principales du continent. Il s’en est suivi un ralentissement évident dans le développement de ce dernier. La question du re-couplage a été posée par des penseurs africains et abordée par des institutions nationales ou continentales. Toujours est-il que, malgré des décisions politiques qui commencent à émerger dans certains pays (Tanzanie, Kenya, Rwanda,..), beaucoup de décideurs politiques sont encore hésitants. Nous essayons d’y voir un peu plus clair dans ces pages et proposons une esquisse de quelques méthodes ou solutions à certains des problèmes soulevés. Jusque là, à l’intérieur des états africains, la politique linguistique est posée dans un cadre strictement national. Elle s’est vite confrontée à un problème éminemment conflictuel: le choix d’une langue ‘majoritaire’ face à la sensibilité des ‘minorités’. Ici, nous examinons ce problème auquel nous proposons un remède (pour éviter de dire solution) théorique issu des mathématiques. Par suite, nous décrivons une option différente de la précédente, une nouvelle option qui arrive à résoudre cette-fois ci, de manière ‘pratique’, le problème conflictuel cité ci-dessus. Incomplétude oblige, cette option posera quand même des questions politiques qui existent déjà, sous une forme différente, dans la première option. Mais mieux qu’une transformation simplificatrice d’un problème à un autre, nous verrons qu’il s’agit d’un saut qualitatif qui, par son aspect fondamental et pratique, pourra comprendre des aptitudes transversales destinées à résoudre d’autres problèmes qui se posent au continent africain.
La solution nationale
La solution nationale Elle consiste à ce que chaque pays choisisse une langue qu’il va élever au niveau d’une langue administrative et d’enseignement, le choix se faisant suivant un critère de représentativité. Cette solution n’est, a priori, pas sans obstacle puisqu’il faudrait composer avec les sensibilités ethniques, et là est un problème de taille à ne surtout pas négliger. Le repli sur soi que l’on retrouve en permanence dans ces sociétés insistant sur leurs particularités respectives, est une barrière incommensurable. Pire, c’est même une tension somnolente qui pourrait basculer, par l’occasion, vers une véritable déchirure nationale. Il va sans dire que dans cette solution, une simple décision politique est loin d’être suffisante dans la mesure où elle sera, potentiellement, en face de réactions évidentes. C’est, sans doute, là une crainte qui retient le peu de décideurs sensibles à cette question vis à vis de l’ouverture d’un tel dossier. Mais qu’ils se rassurent, nous allons, en fait, leur proposer une deuxième option qui, elle, est sans tension. Néanmoins, avant de nous pencher sur cette deuxième option, présentons ici une résolution théorique du problème soulevé par la première solution. Le modèle est celui du dilemme du prisonnier, un phénomène de la théorie des jeux qui semble dire un mot dans notre contexte. Ce dilemme a été énoncé en 1950 par le mathématicien américain Albert William Tucker, en voici une présentation:
Dilemme du prisonnier:
Deux individus sont arrêtés pour un crime et placés dans deux cellules séparées en attente de leur inculpation. La justice n’ayant pas assez d’éléments pour les inculper, procède à une stratégie. On envoie, simultanément, deux agents leur présenter une même offre:
D’abord on fait savoir à chacun des deux individus arrêtés que l’autre est en même temps entrain de traiter la même offre qu’on est entrain de lui soumettre. L’offre est la suivante:
- Si à l’issu de l’expérience, tu acceptes de témoigner contre l’autre et que celui-ci refuse de te dénoncer, alors tu seras libre tandis que, lui, il fera 15 ans de prison.
- Si vous vous dénoncez mutuellement, alors, tous les deux, vous ferez 10 ans de prison.
- Si personne ne dénonce personne, alors, tous les deux, vous ferez 1 an de prison.
On rappelle que chacun doit faire son choix dans sa cellule sans aucune connaissance du choix de l’autre.
Procédons maintenant à l’analyse de ce dilemme. Un suspect qui cherche à minimiser son temps de prison raisonnera comme suit:
Il se dira que dans le cas où l’autre le dénonce, les deux issues sont:
– 15 ans de prison (s’il se tait),
– 10 ans de prison (s’il le dénonce également).
Et que dans le cas où l’autre refuse de témoigner contre lui, les deux issues sont désormais:
– 1 an de prison (s’il refuse, lui aussi, de le dénoncer),
– relaxation (s’il accepte de le dénoncer).
Donc dans cette stratégie, en toute logique, il a plus intérêt à dénoncer son camarade.
Maintenant, si les deux tiennent le même raisonnement, c’est à dire si chacun ne pense qu’à son sort, alors tous les deux choisiront la dénonciation de l’autre et feront donc, chacun, 10 ans de prison.
Si à la place de la démarche égoïste, les deux individus choisissent la convivialité en même temps, c’est à dire celle qui consiste à prendre soin du sort de l’autre, ils choisiront alors de se taire en même temps et le résultat serait 1 an de prison pour chacun.
Conclusion: La solution de convivialité est plus bénéfique aux deux (1 an de prison) que la solution de l’égoïsme (10 ans de prison). C’est un peu une loi de «On gagne tous ensemble, ou chacun perd de son côté».
Transcrivons maintenant le problème de choix soulevé par l’approche «solution nationale». Pour simplifier, supposons que deux langues africaines disputent la place de langue officielle dans un pays africain (post-colonial) donné, et qu’à l’affût, une langue étrangère tente de maintenir sa place. Il est clair que le choix égoïste est conflictuel, et que la langue étrangère a de grandes chances de se maintenir dans ces conditions. Bien que nous sommes ici dans un contexte où nos protagonistes ne sont pas, l’un de l’autre, aussi isolés que les prisonniers l’étaient, l’analyse du dilemme du prisonnier nous enseigne que la meilleure solution pour eux est la convivialité. Dans le contexte des langues africaines, cette convivialité peut puiser ses fondements dans la parenté qui existe entre elles et dans leur longue histoire commune riche d’interactions.
La solution partenariale:
Elle est plus fondamentale et se conforme avec la configuration endogène africaine. Elle consiste à tenir en compte de la répartition des masses ethniques, donc des langues, et à moins réfléchir en terme des frontières post-coloniales. On part du constat évident selon lequel les frontières actuelles qui définissent géographiquement les pays africains sont trop artificielles, et surtout qu’elles sont au cœur du problème linguistique. Par exemple, beaucoup de fois on dit que dans un pays A, il y a n langues nationales, et qu’il y en m dans B, r dans C, sans pour autant garder en vue que dans A, B et C réunis il n’y a pas n+m+r langues! Il y a dans tous les pays africains d’une même zone de fortes répétitions d’une présence ethnique. Ce fait est un point important si on l’analyse dans ses détails. Il permet, après analyse, de s’accorder sur le fait que la question de la politique linguistique en Afrique est plus enclin à se résoudre dans une collaboration interétatique que dans une action isolée d’un seul pays. Ainsi un pays comme le Sénégal aura une collaboration avec la Mauritanie et la Gambie pour mettre en place l’enseignement en langue Wolof, il fera de même avec la Mauritanie, la Gambie, le Mali, le Burkina Faso, la Guinée, le Cameroun, le Niger, le Nigeria et beaucoup d’autres pays encore pour un enseignement en langue Pulaar/Fulfulde, il collaborera avec le Mali, la Guinée, la côte d’ivoire, le Burkina Faso et d’autres encore pour le Mandinkan… etc. Un pays s’inscrira dans cette démarche de collaboration pour toutes ses langues principales. Ces collaborations se feront à travers des services partagés par les ministères de l’éducation des pays considérés et une commission régionale de l’éducation. La structure générale reste à être organisée proprement, mais, étant de l’ordre de l’organisationnel, sa difficulté sera dérisoire devant celle qu’on aurait eu dans une résolution des conflits interethniques. Cette solution a, on l’aura compris, comme défi principal d’emmener un certain nombre d’états, pour commencer, à mettre en place une coopération. Par ailleurs, ces états ne tarderont pas à comprendre qu’il s’agit là d’une solution non conflictuelle et que, finalement pour peu qu’ils soient déterminés à le faire, la mise en place d’une telle réforme se fera en douceur. Dans cette perspective, loin d’inciter au repli sur soi identitaire ethnique, nous convertissons toute aspiration au nationalisme ethnique en une activité culturelle, scientifique et intellectuelle proposée à travers l’éducation en la langue ciblée. En effet, c’est l’ignorance occasionnée par les systèmes inadaptés qui, contrairement à un système répondant à la réalité du terroir, encourage l’ethnicisme. Une fois l’indépendance linguistique assurée, de façon dialectique le système éducationnel deviendra libre, la culture prospérera et la recherche pourra alors se fonder sur des bases solides. C’est ainsi que l’Afrique profitera du bon côté de sa situation actuelle, car il y en a bien une; des systèmes éducatifs et culturels transfrontaliers solidifiés, additionnés à des connexions interethniques statuées par les structures étatiques post-coloniales ne pourront qu’être fructueux et conduire à l’indépendance véritable du continent. Sans ce type de programme éducationnel, l’Afrique restera avec ses fragments d’ethnies affaiblies, parce que morcelées, enfermés dans des cellules et se disputant éternellement un pouvoir qui n’en est pas un. Ce n’est pas par hasard si on compte autant de guerres ethniques, de rebellions à caractère ethnique et de tensions toujours ethniques sur ce continent. Il n’y a pas un moyen plus sûr pour maintenir tout un continent dans un chaos durable que d’opposer, dans un jeu, ses composantes essentielles après les avoir affaiblies. Cette solution aura donc pour conséquence de rétablir l’intégrité des atomes du matériau Afrique que sont ses ethnies, d’assurer leur stabilité, et ça n’est qu’ensuite que les nouvelles structures étatiques pourront relier ces morceaux reconstitués et assurer leur cohésion dans une Afrique solide, stable, et surtout intègre à tous les niveaux.
Mouhamadou Sy
Mathématicien
Laboratoire Analyse-Géométrie-Modélisation
Université de Cergy-Pontoise, CNRS
mouhamadou.sy@u-cergy.fr