Sahel : théâtre de rivalités entre groupes djihadistes comme en Iraq et en Syrie?

Debut avril 2020, il a été annoncé un “rude affrontement” entre groupes armés près de la frontière mauritanienne. Selon plusieurs médias, il s’agirait de combats entre deux groupes djihadistes, en l’occurrence, Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) et l’État islamique dans le grand Sahara. Depuis, peu d’informations ont été fournies dans ce qui semble être une guerre de leadership entre groupes djihadistes dans le Sahel suite au démantèlement de Daech en Syrie. Dans le cadre de ses entretiens grand format, Rmi-info a effectué un entretien avec un des journalistes les mieux informés des questions sécuritaires dans le Sahel.

Lemine Ould Mohamed Salem est un journaliste mauritanien et auteur de deux grands ouvrages sur le djihadisme dans cette région.

Depuis 2015, il travaille comme correspondant Afrique pour la Tribune de Genève, Le Soir, Le Temps et Sud Ouest.

Dans cet entretien, il répond à nos questions sur la présence au Sahel des différents groupes djihadistes ainsi que sur la guerre de leadership qui s’annonce entre eux. Il aborde aussi la question de l’instrumentalisation opportuniste des conflits locaux et les convergences de lutte qui peuvent en découler. La guerre en Libye préoccupe la communauté internationale mais les états du Sahel et de l’Ouest comme la Mauritanie, le Sénégal et la Guinée peuvent-ils être épargnés des retombées? Avec lui, nous évoquons également l’avenir du dialogue avec les groupes armés au Mali ainsi que les derniers développements de l’opération militaire tchadienne contre Boko Haram.

1- Affrontements des djihadistes aux frontières mauritaniennes avec le Mali.

Selon Lemine Salem, les frontières mauritano-maliennes, à l’instar de toutes les autres frontières maliennes, sont le théâtre de présences ou d’affrontements entre groupes armés. Il peut s’agir d’affrontements entre milices tribales ou ethniques et non forcément des djihadistes. Néanmoins, ajoute-t-il, il y a de plus en plus de présence djihadiste manifeste près de la frontière mauritanienne entre la région de Bassiknou ( Est) et celle de Mopti. Selon lui, c’est dans cette région que se trouvent les groupes djihadistes liés à AQMI que dirige le Malien Iyad Ag Ghali et localement représenté par le prédicateur peul Ahmedou Kouffa, chef du front Macina.

Au sujet des derniers déplacements des chefs d’état major de différents appareils militaires, Lemine Salem considère qu’il est tout a fait normal que des pays comme la Mauritanie, confrontés à la menace djihadiste, que les chefs militaires se déplacent sur le terrain. Rappelons qu’à ce propos, le chef d’état major de la Garde nationale, le général de division Misgharoui s’était rendu au poste frontalier de Gogui Zamel pour s’enquérir de la situation sécuritaire sur place, suite aux affrontements entre les populations locales et des mauritaniens bloqués à la frontière. La décision de la fermeture des frontières terrestres et aériennes a été prise dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus.

2- Lutte contre Covid 19 et relâchement militaire

Selon Lemine Salem, la mobilisation des forces de sécurité et des armées de la sous-région face à l’épidémie du Coronavirus peut être une occasion pour un certain nombre de groupes de trafiquants ou de djihadistes de profiter de la situation en essayant de traverser les frontières. Concernant la dernière opération de l’armée mauritanienne, au cours de laquelle sept trafiquants ont été neutralisés et leurs équipements saisis, il précise que cela doit être le quotidien, rappelant que cette zone a été déclarée “zone militaire “ par la Mauritanie. C’est une zone historiquement très prisée par les trafiquants et contrebandiers. Il ne s’agit pas forcément de drogue ou de produits prohibés, il y a aussi le trafic des produits alimentaires qui sont d’ailleurs beaucoup plus demandés que la drogue.

3- Réseaux djihadistes et nouvelle guerre du leadership au Sahel

Les combats des groupes armés qui ont eu lieu aux frontières mauritaniennes se présentent, selon plusieurs analystes, comme une nouvelle guerre de leadership entre réseaux djihadistes dans le Sahel. Lemine Salem rappelle quant à lui que les mouvements djihadistes ont toujours connu des rivalités qui débouchent sur les affrontements. Cependant, s’agissant de la région du Sahel, les liens historiques personnels entre l’État islamique dans le grand Sahara, dirigé par Adnan Abou Walid et le reste de la mouvance djihadiste, plutôt liée à Al-Qaida, faisaient qu’il n’y avait pas de rivalités physiques même s’il y en avait au plan idéologique. Selon lui, ce qui est nouveau, c’est le fait que ces affrontements soient annoncés dans la région où se trouverait Abou Walid saharaoui. C’est à dire à la frontière entre le Niger et le Burkina, non loin de la région du Macina dans le centre du Mali. Alors, si ces affrontements venaient à se confirmer, cela signifierait que le Sahel est devenu le théâtre de rivalités entre groupes djihadistes comme on l’a vu en Iraq et en Syrie, prévient-il.

4- Guerre en Libye et retombées au Sahel

Selon l’analyste mauritanien, ce qui se passe au Sahel est plus ou moins une conséquence de la guerre en Libye, déclenchée en 2012 par la coalition internationale. C’est à dire à l’époque de l’insurrection armée ayant précipité la chute du colonel Khadafi. Il rappelle que ce pays quasiment saharien détient une continuité géographique et humaine avec le Mali, le Niger et le Tchad.
Lemine Salem avance que ce qui se passe en Libye ne peut qu’avoir des incidences sur les voisins du Sud. Et le prolongement temporel du conflit ne présage pas bon augure surtout quand on pense à “ un effet de contagion”. Des pays comme la Mauritanie et le Sénégal ne pourront pas y échapper si la question malienne n’est pas résolue. Pour appuyer ses hypothèses, Lemine Salem donne l’exemple de l’instrumentalisation des conflits ethniques par les groupes armés au Mali. Selon lui ce “qui se passe aujourd’hui dans le Guidimakha mauritanien et malien pourrait bien finir par avoir une “connotation djihadiste” quand notamment des descendants d’esclaves réclament ou se disputent le contrôle des mosquées avec les anciennes classes de la noblesse. “ Avant d’ajouter qu’il suffit juste qu’un groupe djihadiste s’insère dans le conflit pour qu’il mute en lutte djihadiste. Il rappelle le cas du Nigeria puisque, déclare t-il, les gens qui ont alimenté les groupes sunnites et salafistes dans le Nord sont pour une grande partie issue d’anciens castes d’esclaves et c’est le même cas dans le Macina malien et burkinabé.”

5- Le dialogue avec les djihadistes au Mali: quel avenir?

La Mauritanie est toujours citée comme un modèle réussi dans le cadre de dialogue avec les djihadistes. En 2011, les autorités mauritaniennes avaient envoyé des Oulémas à la prison centrale de Nouakchott pour entamer un dialogue avec des prisonniers salafistes. Après plusieurs jours de conciliabules, certains salafistes avaient publiquement annoncé leur repentir en abandonnant la lutte armée. Aujourd’hui certains parmi eux ont retrouvé la vie citoyenne normale et d’autres se sont lancés dans les affaires bien qu’ une poignée continue à prêcher sous la surveillance accrue des services de renseignements mauritaniens. Le président malien Ibrahima Boubakar Keita avait annoncé qu’il n’était pas exclu de tenter un dialogue avec les groupes armés au Mali. Selon Lemine Salem, “ce n’est pas une surprise si IBK finit par admettre le principe du dialogue avec les djihadistes. Il n’est pas le seul. Une bonne partie de la classe politique malienne et les élites envisageaient cette hypothèse.” Alors aujourd’hui que l’ancien premier ministre malien Ismaila Boubou Cissé et son négociateur sont pris en otage,quelque chose a-t-il changé? En tout cas, les revendications des djihadistes restent les mêmes à savoir : l’application de la charia (loi islamique) dans tout le Mali. Maintenant, il faut voir, avance Lemine Salem, si les groupes armés vont procéder à de nouveaux compromis.

6– L’avenir du G5 Sahel face à l’attitude d’Idriss Deby

L’armée tchadienne avait annoncé une opération militaire dénommée “ la colère de Bohoma” L’opération militaire lancée contre le groupe jihadiste Boko Haram au lac Tchad a coûté la vie à « 52 militaires tchadiens », selon le porte-parole de l’armée tchadienne. Il a affirmé qu’un millier de djihadistes ont été tués. Le Tchad est seul à supporter tout le poids de la guerre contre Boko Haram », s’était plaint le président Déby. Face à la presse, le porte-parole de l’armée tchadienne avait annoncé que désormais le Tchad ne sera plus sur d’autres terrains d’intervention avant qu’un communiqué officiel ne vienne annoncer le maintien de l’armée dans le giron du G5 Force conjointe du G5 Sahel. Face aux tergiversations des autorités tchadiennes, Lemine Salem indique qu’il s’agit “des sorties habituelles du Président Idriss Deby. Selon lui, à chaque fois qu’il perd des soldats dans une opération contre les groupes djihadistes, comme ce fut le cas dans le front international au Mali, il menace de se retirer. Il faut plutôt voir cela comme un appel à l’aide. C’est une manière pour le président tchadien de mettre de la pression sur ses partenaires non seulement pour avoir de la considération mais pour demander de l’aide financière et militaire.”

La rédaction

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