PEULS, CHAPITRE I : JIHAD

MOPTI, MALI

Le visage dissimulé sous un épais turban, il sillonne les rues de Mopti, dans le centre du Mali, avec sa charrette à deux roues. Anonyme, il se fond dans la foule de commerçants et de badauds. Même sa femme ne connaît pas son secret.

NAISSANCE D’UN JIHAD PAYSAN

Durant les quatre années qu’a duré son absence, Ibrahim est officiellement parti “en aventure”, comme on désigne en Afrique de l’Ouest le fait d’émigrer. En réalité, il a rejoint le jihad.

L’épicentre des violences qui déchirent le Mali depuis 2012 a glissé, de Kidal et Tombouctou (nord) vers le centre du pays. Entre attaques jihadistes, conflits intercommunautaires et banditisme de grand chemin, la situation est devenue incontrôlable.

Ibrahim fut l’un des hommes d’Amadou Koufa, le chef de la katiba Macina (unité combattante), qui sème l’effroi dans la région au nom du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), principale alliance jihadiste du Sahel, liée à Al-Qaïda.

Prédicateur issu d’une famille pauvre de la région de Mopti, Koufa a donné un visage et un ancrage local au jihad international, en s’appuyant sur les frustrations propres à la région et en recrutant d’abord au sein de la communauté peule, dont il se pose en défenseur.

Un jour, alors qu’Ibrahim fait paître ses moutons près du campement familial, des émissaires enturbannés viennent à sa rencontre. “Tu seras bien payé et tu te battras pour appliquer la charia de Dieu”, lui promettent-ils.

Le salaire d’Ibrahim est multiplié par vingt

Le berger, qui peine alors à nourrir ses six enfants, se laisse convaincre. “J’étais dans une telle pauvreté, je ne pouvais pas refuser”, lâche ce repenti dans un murmure.

Le salaire d’Ibrahim est multiplié par vingt: 300.000 francs CFA par mois (450 euros), une fortune pour cet homme qui n’a connu que la brousse. Mais la fortune a un prix. Quatre années durant, il sera combattant, attaquera des villages et tuera “beaucoup de gens”.

MOPTI

REGARDS FUYANTS

Après avoir déserté, en 2016, Ibrahimn’a pas pu rentrer chez lui. Il a changé de nom et, à 45 ans, vit dans la clandestinité. Avec une peur, celle d’être un jour retrouvé par ses anciens compagnons d’armes.

A Mopti, cet homme seul aux traits usés n’est qu’un “pousse-pousse” qui livre des paquets dans la ville de quelque 150.000 habitants arrosée par le fleuve Niger. La “Venise du Mali” a souffert. Autrefois, les touristes s’y arrêtaient avant de poursuivre leur route vers les majestueuses falaises troglodytiques du Pays dogon ou les mosquées en terre crue du XIXe siècle, nombreuses dans la région.

Désormais, ceux qui y échouent sont des déplacés fuyant leurs villages brûlés, d’anciens guides désœuvrés ou d’ex-combattants désireux de se faire oublier. Le commerce tourne au ralenti. Les regards sont fuyants, inquiets.

Des pirogues multicolores attendent leur chargement à quelques pas du grand marché. “Celle-ci remonte jusqu’à Tombouctou”, souffle un riverain. Mais pas question de monter à bord: “Les jihadistes accostent les bateaux pour agresser les voyageurs et piller les marchandises”.

Le centre du Mali, théâtre à lui tout seul des trois quarts des violences qui ravagent le pays, enregistre aujourd’hui plus de 100.000 déplacés internes, selon les derniers chiffres de l’ONU (juin 2020).

PILLAGES ET EXACTIONS

LA POPULATION S’ARME

Comment cette terre de soufisme, si longtemps épargnée par l’extrémisme, a-t-elle pu plonger dans le chaos ?

Lorsqu’en 2012, des groupes jihadistes liés à Al-Qaïda mettent en déroute l’armée malienne et s’emparent du Nord, les populations du centre, livrées à elles-mêmes, organisent la défense de leurs villages. Les livraisons d’armes de guerre de Libye se multiplient.

Dans la confusion qui s’installe, les éleveurs peuls se sentent particulièrement vulnérables face aux groupes majoritairement touaregs qui pillent les villages et volent le bétail, rappelle Boukary Sangaré, chercheur à l’Institut d’études de sécurité (ISS).

Or “le gouvernement de transition refuse de les armer de peur que ça se retourne un jour contre son autorité”, ajoute M. Sangaré“Finalement, des dizaines d’entre eux vont rejoindre les groupes armés qui leur offrent une protection” et exploitent le sentiment de marginalisation des bergers peuls face à des élites corrompues. 

Dans cette région rurale et pauvre, les conflits séculaires pour l’accès à la terre sont devenus plus violents, attisés par les sécheresses fréquentes et une pression démographique galopante. L’opération française Serval, lancée en janvier 2013, parvient à chasser les jihadistes qui s’approchaient de Mopti, mais ne dissipe pas le mécontentement populaire envers l’Etat.

AMADOU KOUFA

DEMI-DIEU

C’est le début d’une révolte paysanne. Beaucoup de bergers vont grossir les rangs de la future katiba Macina de Koufa, par appât du gain, désir d’appliquer un islam rigoriste ou tout simplement pour protéger leur famille.

C’est à la même époque qu’Ibrahimrejoint un “markaz” (campement) implanté dans le centre du pays.

Il y a des Songhaï, comme lui, des Touaregs, ou encore des Bambaras, l’ethnie majoritaire, et beaucoup de jeunes Peuls acquis à la cause d’Amadou Koufa.

Koufa était un demi-dieu. Mes compagnons écoutaient ses prêches tout le temps sur leurs téléphones portables, ils interprétaient littéralement chacune de ses paroles.

IBRAHIM*
Ancien jihadiste

Les discours de Koufa sont relayés sur WhatsApp qui s’est imposée comme la “radio du Sahel” version 2.0, dans un pays baigné de tradition orale. Avec l’accès croissant à Internet, la propagande jihadiste arrive jusque dans les brousses les plus reculées. Dans les mosquées et les écoles coraniques où il harangue ses fidèles, Koufa appelle explicitement ses “frères” peuls d’Afrique de l’Ouest à le rejoindre pour “soutenir (leur) religion”.

NO MAN’S LAND

LA MORT PARTOUT

Ibrahim est de ceux qui mènent les “opérations punitives” dans les villages refusant de se soumettre, sans jamais se séparer de son “PM”: un pistolet-mitrailleur avec 36 balles.

Un jour, son chef le convoque. Ibrahim était tireur, il doit dorénavant égorger les infidèles. “On nous gavait de drogues. Je n’étais plus moi-même”. Son cerveau est anesthésié par les comprimés de Tramadol et les injections mystérieuses qu’on lui administre. Combien d’innocents a-t-il assassinés ?

Je les ai égorgés comme si c’était des moutons.

IBRAHIM*
Ancien jihadiste

“Pendant longtemps je n’ai pas compris la gravité de mes actes. On devait remettre les gens sur le droit chemin. Mais là, c’était trop”, dit-il la voix tremblante. “C’est à ce moment-là que j’ai décidé de déserter”Ibrahim est parti mais les jihadistes, eux, n’ont cessé d’étendre leur emprise.

Aujourd’hui, hors des quelques “villes-garnison” où est postée l’armée malienne, ils ne rencontrent quasiment aucune résistance: on les appelle les “maîtres de la brousse”. Les mines artisanales sèment partout la mort dans ce vaste no man’s land. Chaque semaine, des convois de Casques bleus et de soldats maliens sont pris pour cible.

Comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, les exactions des jihadistes s’agrègent aux vieilles tensions entre éleveurs et agriculteurs. Vengeances et représailles intercommunautaires s’enchaînent.

Les soldats maliens ont ajouté leur lot d’exactions dans la région, ciblant particulièrement les Peuls, assimilés à des “terroristes” et de plus en plus stigmatisés à Bamako, la capitale, comme à Mopti.

Pourtant, “même s’il y a une prépondérance de Peuls parmi les combattants du centre, les Peuls sédentaires, urbanisés, n’ont pas suivi les jihadistes et ont été eux aussi victimes d’assassinats, accusés de collaborer avec les autorités”, souligne Ibrahim Yahaya Ibrahim, de l’International Crisis Group (ICG).

Dans les villages sous contrôle jihadiste, leur interprétation du Coran fait loi: voile pour les femmes, pantalon à mi-mollet pour les hommes, interdiction d’écouter de la musique, de fumer, de boire de l’alcool…

Des jihadistes pas toujours aussi impopulaires qu’on pourrait le croire

BOUKARY SANGARÉ
Chercheur

Ils tranchent les litiges rapidement, sans appel possible ni corruption, assure un élu de Tenenkou en exil à Bamako: “C’est pour ça que les gens les aiment. La justice, c’est capital pour un pauvre”.

Les spécialistes de la région plaident pour l’ouverture d’un véritable dialogue, ouvert et assumé, avec des chefs de guerre comme Amadou Koufa.

Il y a urgence : les jihadistes multiplient les foyers de tension pour déborder les forces internationales qui les combattent – la mission française Barkhane, qui a pris le relais de l’opération Serval et le G5 Sahel – en les obligeant à se déployer sur des territoires plus vastes. 

Leur influence grandit désormais au Burkina et au Niger, toujours alimentée par les mêmes ingrédients: un Etat faible et une armée impuissante qui commet aussi des exactions, des populations livrées à elles-mêmes, la prolifération de milices villageoises et du banditisme. 

Le poids lourd continental qu’est le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, inquiète également. Les Peuls n’y mènent pas le jihad mais les tensions ethniques et religieuses sont explosives sur les terres fertiles convoitées.

AFP

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