ARCHIVES DE RMI : La lutte contre l’esclavage en Mauritanie: la pétition du 22 mars 1996


Dans ce document, RMI-INFO vous restitue le texte d’une pétition le 22 mars 1996 en Mauritanie par des personnalités politiques, des universitaires, des journalistes et des cadres professionnels. Cette pétition est tirée de la revue Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXV, 1996, CNRS Éditions.


Nous publions cette pétition, dans un contexte national particulier, marqué par un climat social tendu. Alors que « l’affaire d’Ouadane » caractérisée par l’octroi d’une femme esclave comme dot, entre deux familles dans l’Adrar, n’a pas fini d’échauffer les esprits, surgit les événements de la Zawiya Mpaly kaba (Ordre religieux) à Kéadi, présentés par les médias, comme un affrontement entre maîtres et anciens esclaves.
Ces deux affaires sont la manifestation incontestable de la fragilité de notre tissu social. Tout le monde est unanime que nos réalités socio-culturelles doivent fondamentalement connaître des mutations.
Faire comme les gardiens du temple
Ne devrions-nous pas nous armer d’assez de courage, comme les signataires, pour combattre et dénoncer systématiquement l’esclavage et toutes ses facettes dans nos communautés ? Et dire en plus, le contexte politique et la portée de la liberté d’expression en 1996 n’étaient pas, sans doute identiques à notre situation actuelle. Le dictateur Taya n’est plus là et les défenseurs des droits humains ont gagné depuis plusieurs combats. Bon gré mal gré, ils ont tenu et les résultats sont là. Et nous, toujours prêts sur les réseaux sociaux à en découdre et rompus au nombrilisme, quel modèle de courage avons-nous à offrir à futures générations ?


RMI-INFO publie cette pétition pour montrer, qu’ au-delà des premiers engagements, connus et reconnus des grandes figures des mouvements précurseurs abolitionnistes, comme El Hor, Sos-Esclaves, AMDH, combien l’élite mauritanienne était majoritairement mobilisée contre l’esclavage.
Si, le regretté ancien président de république Sidi Ould Cheikh Abdallahi a promulgué la criminalisation de l’esclavage en 2007, c’est en grande partie grâce à des décennies de lutte et mobilisation collectives. Si Mohamed Ould Abdel Aziz a accepté en 2015 d’instituer des tribunaux spéciaux pour juger les esclavagistes, ce n’est qu’au prix de grands sacrifices. Toujours les mêmes guerriers des causes justes. Pas par ceux qui sont forts dans le rôle du tambour major comme le disait Martin Luther King.
Scrutez attentivement la liste, vous y reconnaîtrez des noms : Maitre Diabira Maroufa,Massaoud Ould Boulkheir, Boubacar Ould Massoud, Cheikh Saadbouh Kamara (paix à son âme), Habib Ould Mahfoud ( paix à son âme), Maitre Fatimata Mbaye, Amar Fall , Ladji Traoré, Hindou mint Ainina et d’autres milliers de braves anonymes.


D’ailleurs c’est pour cela, que ces noms demeurent en quelque sorte, confondus, s’ils ne constituent pas, à juste titre, les ultimes gardiens de notre conscience nationale.
Certains gardiens du temple ont rejoint leur Seigneur. Qu’Allah leur couvre de son immense Miséricorde. Tenons-nous à ceux qui sont encore parmi nous. Profitons de leurs expériences et de leurs sagesses. Les dirigeants du pays doivent, au lieu de les ostraciser, leur prendre comme boussole avant que les ressentiments nous poussent dans des précipices.

Pétition relative à l’esclavage en Mauritanie publiée le 22 mars 1996 par plusieurs des personnalités mauritaniennes


Phénomène très ancien, l’esclavage a existé sous des formes diverses à un moment ou un autre, dans la plupart des sociétés humaines. Suite à l’évolution de l’humanité, ce phénomène a connu aujourd’hui un recul important, consécutif dans certains cas à des révolutions sanglantes, et dans d’autres à des transformations pacifiques nées d’une prise de conscience collective.


Ainsi, la Communauté Internationale a consenti des sacrifices énormes pour améliorer le bien-être de l’homme dont la liberté constitue la condition première. Malgré les progrès incontestables réalisés, des formes déclarées ou insidieuses d’esclavage continuent à être pratiquées dans certains pays à travers le monde. Le nôtre, la Mauritanie, continue malheureusement à appartenir à cette catégorie. En dépit de la vocation et de l’esprit égalitaires de l’Islam et de l’adhésion de la République Islamique de Mauritanie à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, il fallut attendre 1981 pour avoir d’abolition » expresse par ordonnance, de l’esclavage que le législateur lia d’ailleurs à l’indemnisation des anciens propriétaires d’esclaves, pensant ainsi neutraliser les conservateurs qui n’auraient pas manqué de crier à l’anticonformisme religieux d’une telle ordonnance dans un État qui clame haut et fort son attachement au respect de la chériaa.
Prise à la sauvette et sans conviction, cette ordonnance qui ne fut précédée ou suivie d’aucun support médiatique (conférences à travers tout le pays par exemple), ne connut aucun début d’exécution en l’absence d’actes réglementaires d’application et fut donc mort-née. Son caractère nettement partisan et rétrograde est suffisamment révélateur de la mentalité esclavagiste dominante, qui, visiblement, a fait que l’État ne s’est pas attaché à se faire une conviction juridiquement défendable quant à la conformité islamique de l’état des esclaves en Mauritanie.
Toujours est-il que l’arsenal juridique dit moderne en matière d’esclavage se réduit à des professions de foi constitutionnelles tout à fait équivoques et à une ordonnance tout aussi équivoque.
En d’autres termes, le droit moderne mauritanien, relativement jeune, volontairement ambigu et principalement destiné à la consommation internationale, cohabite avec le droit musulman qui, lui, en la matière, a l’avantage de la clarté et d’une pratique plusieurs fois séculaires. Cette cohabitation inégale des deux droits est un blocage à l’éradication de l’esclavage dans le pays.
Sur le terrain, dans les faits, l’esclavage est dans chaque village, sous chaque tente, au coin de la rue, au détour du chemin, dans la brousse la plus isolée et même dans les salons lambrissés de Nouakchott.
L’esclave est une propriété. Juridiquement incapable, il est taillable, corvéable à merci. Les nombreuses plaintes et démarches entreprises pour décrier les faits se rapportant à cette forme suprême d’iniquité humaine (fait allant du travail obligatoire à la vente pure et simple en passant par les cas de séquestration, du travail des enfants, de l’obstruction à l’éducation, de la torture) n’ont jamais réussi à enclencher la moindre action judiciaire et encore moins la moindre sanction. Également, les esclaves n’ont pas accès à la terre, leur incapacité juridique aidant.


Par ailleurs, l’action engagée par les organisations internationales de défense des droits de l’homme, les partis politiques et la presse, de même que les recommandations faites en 1984 au gouvernement mauritanien par la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, n’ont eu jusqu’à présent aucun impact sur ce fléau social.
Face à ces anachronismes à la fois déni de la dignité humaine et frein à la démocratie à laquelle nous aspirons tous, l’État continue de brandir, sans les traduire dans la réalité, ses lois abolitionnistes et sa juridiction à deux vitesses.
En conséquence, les personnalités soussignées, lancent un appel à la communauté nationale et internationale soucieuse de liberté, d’égalité et de justice pour qu’elle manifeste son soutien à l’élaboration et à la mise en pratique effective d’une véritable politique d’éradication de l’esclavage en Mauritanie.
Elles préconisent dans ce cadre:

  • d’unifier le droit mauritanien en ce qui concerne le phénomène de l’esclavage;
  • de caractériser par des textes (lois, décrets) la pratique de l’esclavage et de prévoir les pénalités criminelles encourues par ceux qui le pratiquent;
  • de publier une circulaire administrative faisant le point sur le caractère illégal de la pratique de l’esclavage et insistant sur l’obligation pour les autorités administratives de porter devant les autorités judiciaires toute infraction à cette interdiction dont ils auront pris connaissance;
  • d’engager les autorités religieuses dans l’explication et la diffusion de la conformité de l’abolition de l’esclavage avec la chériaa ;
  • d’informer le public, à une très grande échelle, des pénalités criminelles infligées aux propriétaires d’esclaves qui ne se conformeraient pas aux dispositions des textes relatifs à la pratique de l’esclavage;
  • de diffuser à intervalles fréquents et réguliers, à travers les médias et dans toutes les langues nationales du pays, des programmes qui insistent sur l’importance de l’éradication de l’esclavage dans le pays;
  • de développer la recherche sociologique dans la société mauritanienne en général et sur le phénomène de l’esclavage en particulier;
  • d’appliquer effectivement la réforme foncière pour l’accès des anciens esclaves à la terre et de mettre en place des politiques éducatives et économiques visant leur promotion, en particulier dans les campagnes;
  • de démocratiser le crédit bancaire et les moyens de mettre en valeur les exploitations agricoles ainsi que l’accès égal à toutes les opportunités économiques;
  • de développer l’éducation aux droits de l’homme et à la lutte contre l’esclavage à travers les programmes scolaires;
  • de mettre en place une instance spécifique chargée de coordonner la lutte contre l’esclavage et vers laquelle toute personne éprouvant quelques difficultés dans ce domaine puisse se tourner;
  • d’élargir le champ de l’inspection du travail au domaine du recrutement ou de la situation d’embauche des anciens esclaves vis-à-vis de leurs anciens maîtres avec lesquels ils sont restés de leur propre gré.
    Nouakchott, le 22 mars 1996

La rédaction

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