« La souillure » Épisode 1 par Isselkou Ahmed Izidbih

À peine deux jours après un voyage Londres-Nouakchott agrémenté d’une nuit «inoubliable» passée sur les bancs de l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle, en compagnie d’enfants mineurs, par temps de grande frayeur planétaire de la Covid-19, un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères mauritanien, m’appela par téléphone, pour me signifier que le président de la Commission d’enquête parlementaire sur la « décennie » souhaitait entrer en contact avec moi, au sujet d’une audition devant ladite commission ; il me dicta le numéro de téléphone de mon futur interlocuteur. Tout en essayant de contrôler au mieux mes mots et mes intonations, je répondis en m’engageant à exécuter son instruction immédiatement, ce que je fis d’ailleurs, poussé par une curiosité que les années et les vicissitudes de la vie n’ont émoussée que marginalement.


À l’autre bout du téléphone, je reconnus sans grande peine la voix de celui dont j’ai eu à défendre la candidature au siège de député du département de Monguel (Gorgol), à la tête d’une délégation de l’Union pour la République (UPR), quelques années plus tôt, en compagnie d’un excellent connaisseur des méandres de la politique mauritanienne, Monsieur Hassena Ould Ahmed Labeid. Tout en parlant à mon interlocuteur, je ne pus m’empêcher de me remémorer une autre nuit «inoubliable» à bien des égards, elle aussi, au cours de laquelle je ne pus contenir mon indignation, en pleine réunion de campagne, face à ce que je considérais comme un mur quasi-infranchissable de divergences locales, artificiellement dressé sur le chemin du succès de notre mission politique. Un interlocuteur que je rencontrerais d’ailleurs plus tard et à plusieurs reprises, dans le cadre de l’exercice des nombreuses hautes charges politico-administratives que j’ai eu à occuper, sur proposition de l’ex-président, Monsieur Mohamed Ould Abdel Aziz.


Aux premiers échanges, je compris que les temps ont bien changé et qu’un ancien haut fonctionnaire à la présidence de la République, sans être sollicité par la Commission parlementaire, avait demandé à témoigner devant celle-ci, au sujet d’actes illicites auxquels je fus prétendument mêlé durant le temps où j’occupais le poste de directeur de cabinet du président de la République, de 2010 à 2013. Il m’expliqua que, selon ce haut fonctionnaire, j’étais au courant d’un dossier « un peu grave » au sujet duquel j’aurais donné des instructions au haut fonctionnaire en question. Pour éprouver mes nerfs, mon interlocuteur ne me fixa pas immédiatement sur la nature du dossier concerné. Je ne pus m’empêcher de l’interrompre puérilement pour lui demander de quel dossier il s’agissait.
Profitant de l’impossibilité de l’interrompre à nouveau sous peine de paraître rustre, il me raconta qu’il s’agissait d’une tentative de vente de l’île Tidra à l’ex-émir du Qatar. Ma tension artérielle a dû monter en flèche, car vers la fin, je ne percevais plus distinctement ce qu’il disait. L’ai-je interrompu à nouveau? Probablement… Toujours était-il que je laissai libre cours à une consternation non feinte, en répétant à plusieurs fois que je n’avais jamais entendu parler d’un tel dossier, de la part de l’ancien haut fonctionnaire à la présidence de la république et encore moins de l’ex-président de la République. Des bribes de phrases me parvenaient bien, mais sans pouvoir objectivement leur accorder la moindre attention, car toute une vie faite de labeur, de sacrifices et d’abstinence auto-imposée, était en train de s’écrouler sous mes yeux, sans avoir comme autre moyen d’empêcher une telle déconfiture qu’une litanie de dénégations inutiles. Soudain, j’eus l’idée d’oser une perspective «intellectuelle», en essayant d’expliquer doctement à mon interlocuteur qu’il était impossible qu’un sujet en rapport avec l’île mythique de Tidra, « berceau du mouvement des Almoravides qui a contribué significativement à l’éclosion de l’identité spirituelle et culturelle de notre pays et à son rayonnement régional ultérieur, une île au beau milieu d’un fragile écosystème (le banc d’Arguin) exceptionnellement vital pour la survie économique de notre pays, une île symbole de la résilience des Imragen, ces vaillants pêcheurs de tous les temps, ait pu m’échapper. À bout de patience, mon interlocuteur me dit « Chouf !» (Voyons !), «vous aurez l’occasion de vous expliquer sur le sujet, devant la commission, demain » et mit fin à la communication, prétextant devoir accompagner le président de son parti à une émission télévisée et lâcha : « nous devons nous rencontrer avant l’audience… ».


Dire que je me suis senti désemparé relèverait du doux euphémisme, toute la nuit des images se sont télescopés dans ma tête, des souvenirs plus ou moins précis resurgissaient, car je voulais trouver le moindre début d’explication à l’initiative de l’ancien haut responsable à la présidence de la république – que je tenais, de surcroît, en haute estime – à inventer de toutes pièces un scénario aussi diabolique et me le coller au dos, alors que je pensais naïvement qu’il était l’un des rares cadres du pays qui comprenait mon caractère « non standard », du point de vue de la mentalité ambiante au sein de la sphère publique de notre pays…
En cogitant de la sorte, je finis par me rappeler de la tendresse paternelle avec laquelle l’ancien garde des sceaux me parlait de son fils qui fut en poste à notre ambassade de Washington, je m’efforçais naturellement de le conforter dans l’idée positive qu’il se faisait de son enfant. Je me suis rappelé que ce jeune diplomate fut, suite à des événements que je préfère taire ici, muté à Banjul et que l’avocat a probablement pensé que j’étais à l’initiative lors du déplacement de son fils de la capitale du pays le plus puissant au monde vers la capitale gambienne ; sans entrer dans les détails, je voudrais affirmer ici qu’il n’en était rien, bien au contraire… … Au cours de cette nuit blanche, j’ai imaginé d’autres scénarii possibles expliquant cette monstrueuse affabulation à mon endroit ; des explications plus sombres les unes que les autres, se disputaient ma concentration mentale, mais l’hypothèse la plus plausible à mes yeux était toujours l’amertume d’un père contraint de constater, impuissant, la remise en cause des plans de carrière de son enfant.


Au lendemain de cette nuit terrible et suite à un nouveau rapide coup de fil du président de la Commission, j’appris que mon audition serait finalement programmée le jour suivant, à midi. Le président m’apprit que je devrais répondre d’une autre accusation se rapportant à ce qu’il a appelé «la maîtrise d’ouvrages», du temps où j’occupais le poste de ministre de l’Équipement et des transports, entre 2013 et 2014. J’ai bien essayé d’obtenir auprès du président de la Commission des éléments d’information concernant le (ou les) dossier(s) dont il était question, en lui expliquant que je venais de rentrer d’un séjour à l’étranger et que je ne gardais jamais de copies des documents officiels en quittant mes fonctions, car je considérais qu’il se serait agi d’un acte illégal. J’ai aussi sollicité son avis au sujet de la possibilité d’entrer en contact avec les services du département concerné pour obtenir des copies des documents suspects. Il me répondit qu’il demanderait à son vice-président de me contacter à ce sujet.
En dépit d’une surveillance vigilante des appels téléphoniques, aucune communication du «vice-président» ne m’est parvenue et je devais me résoudre à l’idée d’apprendre, séance tenante, les accusations de malversations. Je pris bien l’ultime initiative de rappeler le président de la Commission au téléphone, au risque de paraître « casse-pieds », pour lui signifier que j’étais toujours en attente du coup de fil de son «vice-président» ; ce fut peine perdue, car cette fois le président me rappela l’histoire de l’île Tidra censée être vendue à l’émir du lointain Qatar, mais prétexta d’une réunion de sa Commission pour me faire comprendre qu’il me téléphonerait ultérieurement au sujet des documents a priori disponibles au niveau des locaux du Ministère de l’équipement et des transports mauritanien, à moins d’un kilomètre du siège de l’Assemblée nationale où il se trouvait théoriquement. Cet engagement ne fut pas respecté et je compris que je devais attendre la séance d’interrogation pour connaître le (ou les) dossier(s) en cause. Paradoxalement, cet épisode me soulagea, car je commençais à recouvrer mon instinct de vieux militant des droits de l’homme et de militant politique ; je commençais à me répéter mentalement : « bon sang, ça sent le soufre politique!».


J’ai, par la suite, sollicité ma mémoire avec insistance pour tenter de me rappeler des conventions ou projets que j’avais pu signer au nom du gouvernement de la République islamique de Mauritanie, au cours de l’année passée à la tête du département de l’Equipement et des transports. Je me suis bien rappelé de cet « avenant » que j’ai difficilement défendu au Conseil des ministres ; il concernait la société Egis qui menaçait, à l’époque, de se retirer du contrôle technique des travaux du nouvel aéroport (Oumtounsy), suite aux retards accusés par les travaux sur le terrain. J’estimais qu’un tel retrait aurait dégradé les standards techniques des installations de ce projet-phare. J’ai bien bataillé pour réviser à la baisse le montant excessif exigé par cette société pour accompagner la phase ultime de ce projet, de loin la plus sensible car elle incluait, entre autres, l’installation de la tour de contrôle, l’homologation technique des pistes d’atterrissage, et la pause et la vérification des instruments de navigation. J’ai bien envisagé de lancer un second appel d’offre pour recruter un nouvel opérateur technique, mais les délais inacceptables et les coûts exorbitants s’y opposaient catégoriquement.


Toute la nuit durant, j’essayais donc d’échafauder un argumentaire pour justifier ce fameux «avenant» devant la Commission parlementaire, car je pensais -dur comme fer- qu’il ne pouvait s’agir que de lui.
Le lendemain, alors que l’horloge digitale de mon téléphone portable indiquait « 11: 30 », je décidai de prendre le chemin du siège de l’Assemblée nationale que j’atteignis en une vingtaine de minutes. En y accédant, je rencontrai cet aimable député de la Vallée que je reconnus aussitôt. Prévenant, il téléphona au président de la Commission pour lui signifier la présence du « ministre », ce dernier lui répondit que j’étais attendu à midi. Je compris alors que ce «fidèle » téléphone qui m’a accompagné tant de fois au cours de mes pérégrinations durant les dernières années et qui s’ajustait automatiquement à tous les fuseaux horaires, était, lui aussi, en train de me lâcher au pire moment. Confus, je remerciai l’honorable député, en lui expliquant à demi-mots que le téléphone était resté à l’heure de Londres (GMT+1) ; il en sourit… Une fois sorti du siège de l’Assemblée nationale, je décidai de ressortir l’appareil «coupable » et de vérifier la rubrique « Settings » (réglages), pour me rendre compte que de «petites mains» avaient dû, en jouant, cliquer malencontreusement sur le choix « Off » pour la rubrique « Location Services » et que le vieux téléphone était innocent…
(A suivre)

Isselkou Ahmed Izidbih. Ex-Ministre des affaires étrangères

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